"UN MIROIR CLAIR, LISSE" : À PROPOS DU THÈME DE L'EFFICACITÉ/INEFFICACITÉ DE LA SCIENCE

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Crédit Photographique : Anthony Tran

 

Un grand éditeur français, à qui l’on vantait l’efficacité de l’édition pour découvrir des nouveaux auteurs, avait dit, un jour : « Nous ne saurons jamais le nom des génies de la littérature qui n’ont pas été publiés ! ». Ce constat est aussi valable pour la science : nous ne saurons jamais ce qui aurait pu être découvert qui ne l’a pas été. Quand bien même l’efficacité de la science serait un miroir clair, lisse, de ce qu’elle est, ce miroir ne reflète pas toute la réalité.

Ce constat représentera le point de départ de notre réflexion sur l’efficacité/l’inefficacité de la science. La science modifie profondément notre monde à travers ce qu’elle nous permet de faire, ou seulement de comprendre, mais cela ne raconte pas toute l’histoire de son efficacité. Il y a surement des choses qu’elle ignore. Il y a sans doute des choses qu’elle ne sait pas voir. Il y a peut-être des choses qu’elle refuse de voir ou de comprendre. Nous tenterons d’explorer cela.

Dans le cadre du mandat que Sporobole nous a confié, cette recherche prendra la forme d’une étude comparée des manières de faire en art et en science pour tout ce qui a trait à la production de nouveauté. A chaque fois, nous nous demanderons dans quelle mesure les artistes ont trouvé d’autres manières de faire que les scientifiques pour répondre aux défis de la la production de nouveauté, et dans quelle mesure ces manières de faire sont-elles plus ou moins efficaces. Evidemment, il s’agira de s’interroger sur la pertinence de transposer une manière de faire d’un champ à l’autre.

Pour conduire une telle recherche, il nous faut un cadre d’analyse adapté. Dans tout ce qui suit, nous allons adopter le point de vue du « protocole OIO ». Le « protocole OIO » est une description élémentaire du processus de production de nouveauté dans ce qu’il a de commun à la découverte scientifique, à la création artistique et à l’invention technique [1].  En d’autres termes, le « protocole OIO » représente l’intersection des trois cercles de la création (Fig. 1). Dans ce premier post, nous allons expliciter ce cadre théorique.

  Art-science | Post | 1 | expliciation du cadre théorique pour le thème efficacité:inefficacité | Fig 3

 Fig. 1

1 | Qu’est-ce que le protocole OIO ?

Au niveau le plus élémentaire, on trouve trois phases dans le processus de production de nouveauté. Chacune des phases se termine par un moment décisif :

Une phase d’observation. Cette phase prend fin avec l’identification d’une Observation significative. C’est le premier « O » de « OIO ».

Dans le protocole OIO, l’« Observation » désigne une réalité qui apparaît comme significative aux yeux de l’innovateur, alors même que personne ne la considère. Dans le cas d’un scientifique, c’est le détail de l’expérience qui pose une question nouvelle, par exemple. Dans le cas d’un artiste, c’est une interrogation sur le monde qui le hante, par exemple.

Une phase d’idéation. Cette phase prend fin avec la formulation d’une Idée singulière. C’est le « I » de « OIO ».

 Dans le protocole OIO, l’« Idée » désigne le concept original qui est formulé à partir de l’observation. Dans le cas d’un scientifique, c’est l’explication qu’il échafaude pour rendre compte de l’observation. Dans le cas d’un artiste, c’est le principe de l’œuvre qu’il va élaborer.

Une phase de réalisation. Cette phase prend fin avec la production d’un Objet nouveau. C’est le deuxième « O » de « OIO ».

Dans le protocole OIO, l’« Objet » désigne, d’une manière très générale, ce qui est réalisé. Suivant le domaine dans lequel l’innovateur opère l’objet prend donc un grand nombre de formes différentes : un prototype pour un ingénieur, une plaquette décrivant un service pour un consultant, un logiciel pour un informaticien… Dans le cas d’un artiste, l’« Objet » désigne l’œuvre qu’il va produire. Dans le cas d’un scientifique, l’« Objet » désigne l’article où le livre qu’il va publier.

Cette analyse suggère donc un processus d’innovation sous la forme d’un schéma linéaire, séquentiel très simple (Fig. 2). Bien sûr, il faut accepter que l’histoire soit moins simple qu’elle n’y paraît.

 Art-science | Post | 1 | expliciation du cadre théorique pour le thème efficacité:inefficacité | Fig 1

Fig. 2

 

Il n’y a pas une seule observation dans la première phase, par exemple. De même, il n’y a pas une seule idée dans la deuxième phase. Cela ne remet pas pour autant en cause le principe de trois étapes successives ponctuées par trois moments décisifs. Mais cela rend le schéma beaucoup moins linéaire (Fig. 3)

 

Art-science | Post | 1 | expliciation du cadre théorique pour le thème efficacité:inefficacité | Fig 2

Fig. 3

2 | Pourquoi le protocole OIO ?

Bien sûr, le protocole OIO n’est pas la première tentative de décrire le processus de production de nouveauté [2]. Il a pour lui un avantage décisif, c’est qu’il embrasse dans le même mouvement de la pensée à la fois le processus artistique et le processus scientifique. Bien sûr, on trouve des différences entre les deux champs (sur le type d’observation, sur la formulation des idées, sur le type d’objet produit), mais ces différences s’inscrivent à l’intérieur d’un cadre de référence qui est commun.

Mais il y a une autre différence qui le distingue des autres tentatives de description du processus de production de nouveauté : le rôle de l’idée. Cette différence est suffisamment importante pour qu’on s’y attarde.

Nous vivons dans une culture où les penseurs dominent. Dans nos sociétés, le concept est roi. Cela impacte tous les aspects de la manière dont nos sociétés fonctionnent : depuis la hiérarchie des métiers, jusqu’à l’éducation. Ce biais se retrouve tout naturellement en innovation, où le rôle de l’idée est survalorisé. C’est ainsi que la créativité apparaît comme l’Alpha et l’Omega du processus de production de nouveauté. Or, non seulement le processus de production de nouveauté ne commence pas par une idée, mais il ne culmine pas avec une idée. L’idée n’est rien sans l’observation qui l’ancre dans la réalité du terrain. Elle n’est rien non plus sans le travail qui consiste à la matérialiser sous la forme d’un objet. Par contraste, le protocole OIO distingue trois fondamentaux du processus d’innovation : l’observation, l’idée et l’objet. Ces trois fondamentaux sont à égalité de valeur, de traitement et d’attention.

 

3 | Comment notre recherche s’inscrit dans ce cadre théorique ?

Bien sûr, nous nous intéresserons aux trois étapes du processus de production de nouveauté : le processus de captation de l’observation ; le processus de formulation de l’idée ; et le processus de réalisation de l’objet. Mais nous ne suivrons pas forcément une logique temporelle. De même, pour chacun de ces sous sujets, nous resterons libres de nos choix éditoriaux, au gré des rencontres, des discussions, des évènements de l’actualité. Ce travail demeurera essentiellement, irréductiblement, un travail de recherche, c’est-à-dire un travail ouvert à l’étonnement, à l’intuition, à l’imprévu. Ici aussi les fenêtres sont ouvertes. Au plaisir de vous y retrouver.

 

Miguel Aubouy

[1] Miguel Aubouy « Le chasseur, le mage et le cultivateur ou les trois épreuves de l’innovation », aux éditions Nullius in Verba, 2015.

[2] On pense notamment au « design thinking » : Tim Brown, « Change by Design: How Design Thinking Transforms Organizations and Inspires Innovation », éditions HarperBusiness (2009).