Diffusion

Vers l’impossible : Punk depuis 1973

Au tournant des années 1970, alors que l’écosystème artistique du pays est peu favorable à la diffusion des pratiques d’avant-garde (telles la performance, l’art vidéo ou l’art conceptuel), des collectifs d’artistes mettent sur pied les centres d’artistes autogérés en marge du marché de l’art. En plus d’offrir des espaces de création et d’exposition, et diverses ressources matérielles et intellectuelles, ces lieux avaient la particularité d’être gérés par les artistes même. Si les années 1990 constituent l’âge d’or des centres d’artistes – plus d’une centaine d’organismes incontournables dynamisent le paysage culturel -, les premières décennies du 21e siècle s’affichent plutôt comme une période de remise en question. Aujourd’hui, la soixantaine de centres qui bénéficient d’un financement continu entre dans une période de renouveau provoquée par une compétition grandissante pour l’obtention des subventions, l’essor des technologies numériques et l’arrivée de l’industrie créative dans le paysage artistique.

En 2023, Sporobole soulignait ses 50 ans d’activité. Fondé en 1973 en tant que Regroupement des artistes des Cantons de l’Est (RACE), l’organisme a été le premier regroupement d’artistes de la région. Il a mis sur pied des ateliers et la galerie Horace, diffusé des publications tant à l’interne qu’à l’externe et entretenu diverses collaborations avec d’autres instances artistiques et culturelles de la région, notamment avec la Galerie d’art de l’Université de Sherbrooke (aujourd’hui la Galerie d’art Antoine-Sirois) et le Musée des beaux-arts de Sherbrooke. L’objectif du RACE était de « créer à Sherbrooke un noyau actif d’artistes travaillant dans les différents domaines des arts visuels et tirant leur soutien de l’intérieur de la région* ».

En 2009, suite à des changements de direction et à l’arrivée de nouvelles personnes sur son conseil d’administration, l’organisation opère une refonte de sa mission et devient Sporobole, centre en art actuel. Au cours des années suivantes, le centre oriente ses activités autour des arts numériques et, dans la foulée du développement de communautés entamé par le RACE dès le début des années 1970, il étend son travail de diffusion et de production à l’échelle provinciale et internationale. En 2018, afin de répondre aux besoins criants d’accompagnement du milieu culturel dans son virage numérique, le centre crée une division vouée au soutien technique d’organismes de l’Estrie : 0/1 – Hub numérique Estrie.

Le succès instantané de 0/1 amène Sporobole à revoir son mode de fonctionnement et ses méthodes de gestion pour arrimer sa nouvelle branche de services à celles déjà en place, la production et la diffusion. Ainsi, en 2023, Sporobole et 0/1 – Hub numérique (dont les noms se sont raccourcis au cours des dernières années) s’affichent comme deux entités sœurs qui offrent non seulement des services d’accompagnement en technologies numériques, mais aussi un cadre et des espaces de création à la fine pointe de la recherche artistique en contexte numérique.

Intitulée Vers l’impossible : 50 ans d’autogestion artistique à Sherbrooke, cette exposition rassemble presque exclusivement les archives du Fonds de la galerie Horace conservé au Musée d’histoire de Sherbrooke. Elle met en lumière les enjeux organisationnels et artistiques auxquels le regroupement puis le centre ont fait face au fil des ans.

En dégageant l’histoire telle qu’elle a été consignée par les gens qui l’ont vécue, l’exposition propose de rendre apparents les nombreux récits qui y sont enfouis. Chaque archive a été sélectionnée afin d’éclairer le rôle de l’organisme dans la région, l’effet des changements organisationnels sur ses pratiques d’autogestion et sa relation avec l’art et la technologie. Ce corpus de documents administratifs et de sources diverses permet ainsi de dresser une histoire sociale du RACE/Sporobole et de mesurer l’impact de l’organisation sur la région à travers la mise en œuvre de son mandat. En somme, il s’agit d’esquisser un panorama des changements et de la continuité dans l’histoire du regroupement d’artistes devenu centre de recherche et de réaffirmer son importance auprès de la communauté culturelle.

Vicky Chainey Gagnon et Sophie Drouin, co-commissaires.

1973-1983 : Les artistes s’organisent! 

La première décennie d’existence du Regroupement des artistes des Cantons de l’Est (RACE) est très conviviale : en l’absence d’un musée d’art ou d’un réseau de galeries commerciales à Sherbrooke, les artistes se regroupent et forment une communauté. Rapidement, les activités liées aux expositions s’étendent à travers la région, tant dans des lieux artistiques reconnus, comme le Centre d’arts Orford, que dans des endroits inusités, comme l’hôtel de ville et la Caisse populaire de l’est à Sherbrooke. Le Bulletin du RACE est publié plusieurs fois par an. Grâce au budget des activités culturelles et de loisirs de la Ville de Sherbrooke, les artistes mettent d’abord sur pied un atelier de gravure sur la rue Kitchener en 1974 qui fonctionne à plein régime dès son ouverture, puis un atelier de photographie. En 1978-1979, les expositions Visou, Mélange et Manière réunissent des œuvres des membres présentées par médium. Elles font l’objet d’une vaste tournée dans les centres culturels des Cantons-de-l’Est jusqu’à Scotstown, Coaticook et Disraeli. Le Regroupement évolue rapidement sur la toile de fond des réseaux artistiques parallèles qui fleurissent au Québec et à travers le Canada.

1983-1996 : Une galerie professionnelle et une réputation montante

En 1983, la difficile reconnaissance artistique du RACE dans les Cantons-de-l’Est pousse ses membres à faire une demande de subvention pour créer leur propre lieu d’exposition. Avec les 13 000$ obtenus, les artistes fondent la galerie Horace, au 906 rue King Ouest, qui réussit à attirer un public curieux face aux pratiques « expérimentales » de l’époque, comme la vidéo, la performance, l’installation ou des œuvres holographiques. Malgré les développements, des frictions apparaissent bientôt au sein du Regroupement en raison de l’augmentation des subventions qui permettent à la galerie de générer plus de projets et de revenus.

D’importantes expositions sont organisées durant cette période, notamment Mur et plancher (1985), Art et écologie (1987), Big Bang III de Georges Dyens (1990) ou encore La traversée du territoire de René Derouin (1994). Ces projets révèlent la capacité des membres du Regroupement à intégrer un large éventail de pratiques artistiques actuelles. En 1983, le Centre culturel de l’Université de Sherbrooke accueille l’exposition du 10e anniversaire; en 1993, le Musée des beaux-arts de Sherbrooke présente l’exposition du 20e anniversaire assortie d’un catalogue.

En 1990, le Regroupement acquiert une certaine légitimité artistique et professionnelle grâce au financement du Conseil des arts et des lettres du Québec. En 1991, le Regroupement déménage au centre-ville au 74 rue Albert, un édifice de trois étages doté d’une véritable galerie de 1320 pieds carrés. Un atelier de gravure, l’Atelier Daumier, s’installe brièvement de l’autre côté de la rue. Le Bulletin du Regroupement fait place à L’Oeil nu qui bénéficie d’une distribution élargie à Sherbrooke et dans ses environs.

1996-2009 : Turbulences et restructurations, Sporobole succède à Horace

En 1996, une opportunité se présente : le Regroupement acquiert l’immeuble du 74 rue Albert au moyen d’un prêt négocié en privé avec le propriétaire. Le bâtiment est ensuite rénové sous la direction de l’artiste Luc St-Jacques avec un budget de 250 000 $ composé de fonds privés et publics provenant de la ville de Sherbrooke et du ministère de la Culture et des Communications. À cette époque, la programmation est impressionnante. Jusqu’à vingt expositions sont présentées annuellement dans les deux salles distinctes de la galerie. Des ateliers d’artistes au deuxième étage sont loués aux membres et aux non-membres, et un studio multifonctionnel est créé au troisième étage. En 2002, l’artiste en résidence André Fournelle conçoit la croix sur la façade de l’édifice lors d’une performance de fonderie documentée sur vidéo par Télé-Québec. La même année, un centre de documentation voit le jour et les critiques de livres deviennent une rubrique récurrente de L’Oeil nu. Pour souligner le 30e anniversaire de l’organisation, une exposition intitulée Réalités urbaines est réalisée en 2004; elle rassemble les travaux des membres autour de la notion d’espace public. 

En 2006-2007, le centre connaît des difficultés financières. Avec l’aide de la « brigade volante » du Conseil des arts du Canada, une subvention de 10 000 $ est accordée pour l’embauche de deux spécialistes responsables d’effectuer un diagnostic pour déterminer comment le Regroupement peut moderniser son mandat et renouveler ses orientations. Malgré cela, le problème de financement persiste et la fermeture du centre est imminente.

À la suite d’un changement de conseil d’administration, le Regroupement et sa galerie Horace deviennent Sporobole en 2009.

2009-2023 : Du régional à l’international, du festival au projet d’envergure, 0/1 – Hub numérique Horace

Synonyme de ténacité, Sporobole affirme rapidement sa spécialisation dans les arts numériques. Le centre lance d’abord le festival d’arts numériques Espace [Im] média, qui a lieu aux deux ans, puis au trois ans jusqu’en 2019. Il développe ensuite des partenariats avec l’Université de Sherbrooke qui mènent à un programme d’études supérieures spécialisées (DESS) et à une série de résidences à long terme, Interface : Art/Science. À la même époque, un studio de son, un laboratoire d’impression et des espaces de résidence d’artistes sont aménagés de façon permanente dans l’immeuble du 74 rue Albert. L’organisation met sur pied une série de projets de recherche et d’exploration artistique d’une durée de trois ans (Univers virtuels, Chantier IA) qui consolident sa réputation de centre d’innovation et de recherche de premier plan dans le domaine des arts numériques.

Des changements majeurs dans le modèle organisationnel de Sporobole s’opèrent avant la pandémie avec la création de 0/1 – Hub numérique, une branche de services de soutien technologique aux artistes et aux organisations du milieu culturel. Aujourd’hui, l’équipe de Sporobole compte dix-neuf personnes et le modèle d’affaire hybride a stabilisé la réalité financière de l’organisme, à contre-courant du sous-financement chronique qui tue le secteur. Un chapitre dédié au modèle organisationnel distinct de Sporobole a été publié dans l’ouvrage collectif L’Esprit entrepreneurial des artistes à l’ère numérique (Éditions JFD, 2022).

Fonds Galerie Horace, Courtoisie du Musée d’histoire de Sherbrooke et de la Collection de la Société d’histoire de Sherbrooke

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