ARTISTES ET CRIMINELS – HACKERS ET SCIENTIFIQUES – CLOWNS ET SCHIZOPHRÈNES : LE CASTING ET LA FAILLE PAR OÙ SORTIR DU SCÉNARIO

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Le texte qui suit a été écrit en réaction à l’article Artists And Criminals: On The Cutting Edge Of Tech, par Laura Sydell, paru le 20 février 2018 sur le site WYPR. Il tente d’imaginer ce que peut représenter le potentiel technologique entre les mains de différents « personnages » et émet des hypothèses sur leurs intentions convergentes et/ou divergentes. Il aborde aussi les notions d’émergence et de faille ; examine ce qui se trouve derrière la question « qu’est-ce que je peux faire de ça ? » ; et évoque la question du pouvoir de l’individu : porte-t-il la société à bout de bras ? Travaille-t-il à transformer le monde ? Que lui prescrit son rôle ? Dans quel scénario évolue-t-il ?

 

Qu’est-ce que je peux faire de ça ?

Cette phrase, qui résume assez bien le contenu de l’article, constitue une accroche particulièrement redoutable : « Sci-fi writer William Gibson says the best way to imagine new technologies and how they could affect society is not through current expertise but by talking to « either artists or criminals”. » (L’écrivain de science-fiction William Gibson affirme que le meilleur moyen d’imaginer les nouvelles technologies et leur impact sur la société ne réside pas dans l’expertise actuelle, mais en discutant avec « des artistes ou des criminels ».)

Gibson – auteur de Neuromancer (1984), ce roman de science-fiction qui, à l’époque, a jeté un regard particulièrement visionnaire sur le futur des technologies – suggère que l’artiste et le criminel sont des figures sociales susceptibles de pouvoir redéfinir, selon les termes de leurs objectifs réciproques – par ailleurs forts différents, quoique – les aboutissants potentiels d’outils technologiques. Alors que l’artiste explore de quelle manière les technologies entrent en relation avec la réalité, le criminel tente de voir de quelle façon elles peuvent servir ses fins d’asservissement et de détournement. Criminel et artiste évoluent tous deux en dehors des conventions sociales. Gibson compare d’ailleurs le criminel à un entrepreneur sans freins ni balises. Il considère une nouvelle technologie, quelle qu’elle soit, et pense : « qu’est-ce que je peux faire de ça ? ». L’artiste aussi se demande « qu’est-ce que je peux faire de ça ? », mais son questionnement n’aura pas pour visée d’enfreindre la loi et/ou la morale, du moins pas seulement. Peu importe son degré de radicalité ou de subversion, l’objectif demeure une proposition artistique. Donc l’artiste d’une part et le criminel de l’autre. Tous deux possédant une vision nocturne et périphérique qui leur permette de se projeter dans l’obscurité de l’avenir.

 

Une métaphore : le Extra Help Pet Show

À ces deux figures, joignons-y celles du scientifique et du hacker afin d’imaginer des dialogues et scénarios croisés. On y ajoutera aussi les figures du clown et du schizophrène. Peut-être d’autres encore, dont je ne peux prédire l’apparition pour le moment : ce texte est comme un show in progress. En écrivant cela je ne peux m’empêcher de penser à Marc Morrone et son Extra Help Pet Show où se retrouvent ensemble une variété inimaginable d’animaux. Dans cette proximité forcée, ils deviennent les acteurs d’une dynamique extrêmement chaotique. En résulte nécessairement des interactions improbables : un singe tente de manger un oiseau ; une tortue mord la langue d’un chien ; les animaux vont dans tous les sens, se marchent dessus et essaient de se sauver du plateau de tournage. Les shows animaliers de Morrone sont de magnifiques (!) métaphores, frôlant l’hystérie certes, mais qui font ressortir les volontés divergentes de chacun. C’est le spectre d’intentions, de divergentes à convergentes, qui nous intéresse ici. Et dans ce spectre d’intentions, celles de l’artiste et du criminel, du scientifique et du hacker, font figures de phares en regard de l’ensemble du casting.

 

Le casting principal

L’artiste, nous le connaissons déjà assez bien. Il crée des œuvres, il témoigne d’un temps, d’une époque, d’une culture. Il alimente récursivement cette même culture dont il nous retourne différents miroirs à divers moments. Il ouvre des dialogues, amorce des monologues, apprend et parle les langues d’univers parallèles qui fondent nos sociétés, formule des propositions et des hypothèses. Il conçoit, le plus souvent, des objets ou des situations qui contiennent des objets. Et tout cela, il le fait généralement avec des matériaux, des outils et des technologies. Le fait que les nouvelles technologies soient en constante mouvance appelle, en quelque sorte, les artistes qui en font usage à y projeter du possible. C’est là que l’artiste se place, parfois malgré lui, en posture de veille : il est tout entier tourné vers l’émergence d’une latence.

En passant par le Wiki – j’aime bien y faire des détours – du terme artiste, on trouve ceci, qui nous étonne sans nous étonner : « Dans un sens commun, et plutôt péjorativement ou pour la disqualifier, on parle également d’artiste ou de poète à propos d’une personne étrange, marginale, oisive, rêveuse, qui fait n’importe quoi, de quelqu’un qui n’a pas le sens des réalités, des règles, et est parfois considéré comme rebelle ou fou mais qui peut aussi à l’inverse être apprécié comme faisant preuve de génie. » Cela ne correspond-t-il pas tout autant, ou à peu de chose près, aux figures du criminel, du hacker, du clown et du schizophrène ? Peut-être un peu moins du scientifique, quoique.

Le criminel est celui qui enfreins la loi. Il agit en vue d’un objectif, personnel ou collectif, qu’il compte atteindre en longeant les contours licites, en éludant les balises sociales, morales et légales du système dans lequel il évolue. On pourrait détailler une typologie de crimes : vols et détournements de fonds, homicides volontaires et involontaires, enlèvements, viols. L’idée ici n’est pas de prendre en compte la nature précise d’un crime pour examiner sa relation possible aux nouvelles technologies, il s’agit plutôt de considérer l’idée du crime comme processus global de détournement des lois. Et c’est par la pensée criminelle que peut se mettre en œuvre ce processus. Cela demande une volonté d’outrepasser les périmètres, quels qu’ils soient, ce qui exige une capacité de faire abstraction des règles établies par le consensus social. Il faut le vouloir : le crime n’advient pas tout seul par lui-même. Le criminel se place en marge et de là, il observe les mécanismes, les rouages et les éléments de ces rouages. Puis il considère les outils à sa disposition : les armes de manière générale, mais aussi le marteau, le tournevis, le laser et l’internet. Parallèlement, il garde un œil sur l’horizon, vers ce qui n’existe pas encore : il est à l’affût de la moindre émergence – celle qui pourrait le sauver, ou le perdre.

Derrière le terme hacker se trouve une figure ambivalente. Il s’agit d’abord d’un individu qui possède des connaissances techniques lui permettant de résoudre des problèmes informatiques. Dans le langage commun, le mot hacker est désormais assimilé à celui de « security hacker », c’est-à-dire celui qui, grâce à ces mêmes connaissances est capable d’infiltrer des systèmes informatiques. Ses activités ne sont pas nécessairement de nature criminelle et il peut travailler pour divers types d’entreprises. Cependant, le hacker est devenu au fil du temps, à travers l’imaginaire culturel, une sorte d’antihéros contemporain qui fait, généralement, le mal pour le bien. Pensons au personnage éponyme de la série Mr. Robot (si l’on exclue ce qui concerne son dédoublement de personnalité : c’est un hacker-schizophrène) : mu par un fantasme de destruction des systèmes financiers et d’annihilation des dettes de la population, le hacker aka Mr. Robot, travaille le jour pour une compagnie de sécurité informatique, et monte la nuit un vaste projet d’infiltration informatique et d’effondrement économique et gouvernemental. C’est donc parfois Robin des Bois à l’ère numérique, mais il peut tout aussi bien être le criminel-informaticien. Pour le hacker, l’émergence à guetter est la faille informatique.

Le scientifique, nous le connaissons déjà un peu. Autrefois appelé savant, il étudie un ou plusieurs domaines spécifiques des sciences et en devient généralement spécialiste. Ces études sont rigoureuses et ont lieu à l’intérieur d’une méthode scientifique. De la science, Wiki nous dit qu’elle « est l’ensemble des connaissances et études d’une valeur universelle, caractérisées par un objet et une méthode fondés sur des observations objectives vérifiables et des raisonnements rigoureux. » L’observation du monde est à la source de ses recherches et expérimentations. De ces observations et expériences, découlent découvertes et savoirs qui viennent fonder notre connaissance du monde. Partiellement avéré, parce que dans certains cas maintes fois vérifié (une expérience doit pouvoir être reproduite avec exactitude et à l’infini avant d’atteindre à la valeur de connaissance), ce savoir global est néanmoins en constante construction. Tant que le monde ne sera pas épuisé de ses « mystères », les champs de connaissances continueront d’évoluer. En ce sens, le savoir scientifique résonne avec la recherche technologique : ils vont parfois de pair, souvent même. D’une part, le développement des technologies va rendre possible de nouvelles modalités de recherches scientifiques, d’autre part la technologie fait aussi partie des objets de recherche de la science. Dans ce mouvement focal, où la dimension technologique passe de l’avant à l’arrière-plan, l’attention rigoureuse du scientifique est entièrement tournée vers les signes d’une émergence à explorer.

 

La faille par où sortir du scénario

L’idée de faille contient une double image : la faille comme lacune, comme erreur ou manquement ; puis la faille comme passage, comme interstice par où infiltrer un nouvel espace de possibilités. Ce double sens s’interpénètre constamment : il se constitue lui-même en une dynamique récursive.

L’insistance sur le caractère rigoureux de l’étude des sciences nous renseigne sur le désir d’absence de faille du scientifique. Et pourtant, l’émergence qui fera avancer ses recherches pourra fort bien surgir d’une faille. Idem pour le criminel : il n’a pas intérêt à ce que des failles se glissent dans son système de détournement, alors même que ce détournement a lieu justement grâce à une faille qu’il aura su identifier et infiltrer. Le hacker entretient un rapport semblable à la faille : c’est par elle qu’il peut exercer son savoir-faire, c’est une entrée vers un espace de travail. L’artiste, quant à lui, est aussi en repérage de failles mais ses modalités d’appréhension sont plus diversifiées : il ne s’agit pas seulement – ou même pas du tout – d’infiltrer la faille comme le ferait le criminel et le hacker, mais plutôt de l’observer, la décrire, la commenter, la transformer. En ce sens, il garde une certaine distance qui lui permet de faire de la faille le matériau même de son projet. Dans tous les cas, la faille n’est jamais que simple passage : il s’agit toujours également d’un territoire à investir. La faille est elle-même une émergence qui, au surplus, contient potentiellement un monde, sinon d’autres mondes, d’émergences. Que certaines de ces émergences soient de nature technologiques permet de projeter, d’imaginer des méta-mondes. La technologie comme extension des possibilités actuelles se place soit en surplomb, en juxtaposition ou en transparence avec la réalité du monde physique. Le monde est un assemblage, et la jonction entre chaque élément est l’occasion d’un passage. Ce dernier peut se traduire de différente manière : Il peut s’agir d’une infraction, d’une transgression ou d’un détournement (criminel et hacker), d’une découverte ou d’un avancement des savoirs (scientifique), ou encore d’une création (artiste). Chaque fois on sort du scénario prescrit.

 

Les rôles secondaires : une comédie dramatique se joue en trame de fond

Des rôles secondaires sont disséminés parmi les personnages principaux. Pour la majorité d’entre nous, nous alternons entre figurants et rôles de soutien. Alors que le figurant demeure anonyme – c’est cette personne que l’on croise dans la rue en allant s’acheter des chips cuites au four ou du kale pas nécessairement bio – le rôle de soutien, quant à lui, possède un visage. Hier j’étais la figurante de quelqu’un, aujourd’hui j’ai un rôle de soutien dans ce vernissage où j’ai hésité à me rendre : ce sentiment de ridicule et d’awkwardness du smalltalk parfois. Le clown et le schizophrène – rôles de soutien omniprésents – sont des figures cathartiques. Elles sont extrêmes et caricaturales. Elles représentent quelque chose qui nous déborde, nous enferme et nous contient tout à la fois. Clowns à divers degrés – nos vies n’ont-elles pas toutes un petit quelque chose de risible ? – et schizophrènes variables – il est chose admise qu’une santé mentale en parfaite santé n’existe pas – l’occidental nord-américain moyen soutien – souvent sans le vouloir, ni même le savoir – un casting principal qui trace les grandes lignes de l’intrigue. C’est par défaut que ce soutien advient. Il est là, il active les intrigues secondaires d’un récit quasi universel : c’est le système social dans son ensemble, le monde de la santé, de l’éducation, du travail, la et le politique, l’économie et la finance, le système monétaire, le commerce, les communications, l’information et l’informatique, l’internet, le tourisme et la botanique, les animaux. Le tout global d’un monde habité, consommé, exploité et frôlant la saturation. Figurants et rôles de soutien ne sont pas les acteurs passifs d’une histoire dont on ne retiendra que le grand H : ils portent à bout de bras l’ensemble des parties du tout qui fonde et forme nos sociétés. Et si nous tentons de mettre entre leurs mains – lesquelles ne sont d’ailleurs pas libres – les plus pointues des nouvelles technologies, il n’est pas certain qu’ils se demanderont ce qu’ils peuvent faire de ça, du moins pas de manière pragmatique. À défaut d’en faire usage cependant, il est possible qu’ils en parlent autour d’eux, qu’ils écrivent à leur sujet, qu’ils participent à en extraire et en véhiculer du sens.

 

En sandwich entre artiste et criminel : le double rôle de l’hacktiviste

L’hacktiviste partage une double parenté avec l’artiste et le criminel. En sandwich entre les deux – comme dans un show de Morrone – il s’active à détourner ce qui doit l’être selon sa conception du monde, parfois en essayant de dévorer l’artiste ou en mordant la langue du criminel. L’hacktiviste, à la différence du hacker, fait usage de piratage informatique à des fins militantes, visant des changements politiques ou sociétaux. C’est le hacker idéaliste qui joue sur les frontières légales : il n’est pas à priori criminel. Pour la petite histoire, le terme provient d’une organisation de hackers américains nommé The Cult of the Dead Cow (cDc), fondée en 1984, et connue pour avoir créé plusieurs outils et logiciels, s’adressant autant aux hackers, aux administrateurs système, qu’au grand public. Parmi les artistes hacktivistes, le duo américain The Yes Men est une figure bien connue. Leurs infiltrations du monde politique et leurs canulars attirent l’attention médiatique depuis plusieurs années. À travers des actions de types « média tactiques » (tactical media) – des interventions d’activisme médiatiques temporaires et spontanées – ils cherchent à dévoiler des problématiques sociales et politiques. Ils ont notamment réalisé trois films The Yes Men (2003), The Yes Men Fix the World (2009) and The Yes Men Are Revolting (2014) où ils personnifient des entités qu’ils critiquent, une pratique qu’ils nomment « identity correction ». Leur modus operandi réside en ceci : que le mensonge peut exposer la vérité. La médiation télévisuelle ou vidéographique et les médias de masse sont leur angle d’attaque privilégiée et la mise en scène de situations grotesques, mais parfois vraisemblables, est leur stratégie afin d’infiltrer la vérité par le mensonge dénonciateur. Sans mise en scène artistique, l’hacktiviste nous semble se situer plus près du criminel. C’est le cas d’Anonymous, avec leurs infiltrations et divulgations d’informations dans le but de nuire à des entreprises ciblées. Pensons aussi à Aaron Swartz, Edward Snowden, Julian Assange – qui ne sont ni artistes, ni réellement criminels, sauf au sens strictement légal – pour ne nommer que les plus connus. Quand l’hacktiviste se demande, à propos d’un système informatique ou d’une stratégie de média tactique, « qu’est-ce que je peux faire de ça ? », il doit répondre à deux questions : quelle cause cibler, et quelle action (attaque/mise en scène/divulgation) fera le mieux parler cette cause. Les éventuelles réponses à ces questions, même partielles, nous en diront beaucoup sur la manière dont les technologies peuvent affecter la société – elles nous en diront aussi énormément sur son état actuel, sa santé et sa capacité de résilience. Des scénarios parmi d’autres.

 

Le scientifique comme hacker

Certains scientifiques plus que d’autres vont partager le gêne du hacker. Les chercheurs en génétique par exemple : science parfaitement propice s’il en est à infiltrer le vivant afin d’en modifier, disons, l’ADN. On pourrait dire hacker l’ADN. Est-ce un acte criminel ? Un geste créatif ? Un délire ou une dérision transhumaniste ? Tout en se demandant « qu’est-ce que je peux faire de ça ? », le chercheur généticien se demande aussi très certainement, « jusqu’où puis-je aller avec ça ? ». Or il semble qu’au nom de la science l’on puisse aller très loin : dans certains cas, la recherche se positionne peu ou pas. Ni bien ni mal, c’est une progression vers l’inconnu qui va au-delà de la faille initiale qui l’aura guidé au départ. S’agit-il pour le scientifique – généticien ou non – d’explorer le potentiel de transmutation de la faille elle-même ? Et en faire ainsi le lieu d’un réinvestissement de valeurs nouvelles que pourraient insuffler ses découvertes ? Les questions de « ce que l’on peut faire de ça » et de « jusqu’où l’on peut aller » sont nécessairement à réponses multiples et à développement lorsqu’il s’agit de défricher l’inconnu. Et l’inconnu, une fois découvert, devient quelque chose qu’il faut identifier afin de l’investir d’une forme de réalité, de lui donner forme au sein même de cette réalité qu’est la nôtre. Peu importe notre rôle dans cette production de série B qui a depuis longtemps explosé son budget – la vie ? l’univers ? –, dès que nous nous trouvons devant la question « qu’est-ce que je peux faire de ça », c’est exactement comme se trouver subitement devant l’infini vastitude des possibles, devant l’informe. Et cette question est toujours là, derrière chaque objet, circonstance ou matière du monde – technologique ou non. L’inconnu est la latence de l’informe qui préexiste à toute chose.

 

Un invité spécial

L’inconnu c’est aussi l’extraterrestre.

Dernier rôle au casting.

 

Nathalie Bachand

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Images (haut) : Hollywood – photo par Florian Klauer (unsplash.com) / Faille – photo par Denys Zhylin (unsplash.com).

Images (bas) : The Yes Men – source : theyesmen.org / Anonymous – source : Anonymous/YouTube

 

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