L’ŒUVRE D’ART VERSUS L’ŒUVRE DE SCIENCE : 1/3 : L’INDICIBLE OUVERTURE DES CHOSES

 

Eliasson

 Fig 1. Olafur Eliasson, The unspeakable openness of things (2018)

 

L’artiste Olafur Eliasson a exposé son travail au Red Brick Art Museum, à Beijing, en Chine, du 18 mai au 12 août 2018. Cette exposition était titrée « The unspeakable openness of things » (l’indicible ouverture des choses). Ce titre n’est pas seulement charmant. Il est profond. Il dit quelque chose d’essentiel non seulement sur l’art mais aussi sur la science. Je vais prendre prétexte de ces mots pour avancer dans notre réflexion sur le sujet art-science.

 

Nous avons vu dans la série sur Feyerabend que la science est un art. Mais c’est un art avec contraintes. On peut sans doute le formuler ainsi : l’art scientifique est un sous ensemble de l’art tout court. Ce sous-ensemble est délimité par trois contraintes, que l’on peut expliciter sous la forme d’une équation (Fig.2) :

science = art + un sujet + une méthode + un procès-verbal

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Fig 2. La science est un art avec contraintes

 

Un sujet.

Tous les sujets ne sont pas scientifiques. Seules sont éligibles à un travail scientifique les expériences a) répétables, b) à volonté, et c) par n’importe qui. Il peut donc y avoir une science des rêves, mais la science d’un rêve particulier ne peut se faire. Il y a aussi des sujets scientifiques qui ne sont pas considérés comme scientifiques pour autant. Nous entrerons dans ce détail dans un prochain billet.

Une méthode.

Pour obtenir un résultat valable du point de vue de la science, il faut suivre une méthode. Pour tous les liseurs de Feyerabend (dont je suis), cette phrase est difficile à prononcer. Elle demande des explications. Car Feyerabend est connu pour avoir publié un livre intitulé Contre la méthode, dans lequel il argumente qu’il n’y a pas de méthode scientifique : « tout est valable », écrit-il. Oui et non.

Oui parce que Feyerabend a raison. Tous les grands bouleversements scientifiques se sont fait sans méthode. L’irruption de la physique Galiléenne n’a pas obéit aux règles canoniques de la science. De même la relativité. De même la mécanique quantique.

Non parce que Feyerabend a aussi tort. Toutes les avancées scientifiques ne sont pas des changements de paradigmes. La vie quotidienne de la science se fait à l’intérieur des paradigmes qui ont été construits par les générations précédentes, et il se fait suivant une méthode. C’est bien le respect de cette méthode qui est certifié par les pairs lors du processus de publication dans une revue. Bien entendu, cette certification est un enjeu de pouvoir et il y entre une part plus importante qu’il n’y paraît de subjectivité. Nous entrerons dans ce détail dans un prochain billet.

Un procès-verbal.

Un travail scientifique fait toujours l’objet d’un procès-verbal. Ce que l’on appelle improprement une « publication scientifique » : un livre, un article, une présentation. Pourquoi improprement ? Car il s’agit d’un abus de langage. La plupart du temps, la publication propose deux choses : a)  la description de la mise en œuvre d’une méthode scientifique sur un sujet d’intérêt, et les résultats obtenus, et b) l’interprétation des résultats de cette mise en œuvre.  Parfois on trouve seulement l’interprétation d’une expérience qui fut menée ailleurs, par d’autres personnes (un article de physique théorique, par exemple). Plus rarement encore, on trouve la description de la mise en œuvre de la méthode scientifique sans interprétation (lorsque le ou les auteurs ne savent pas interpréter les résultats qu’ils obtiennent). Mais dans tous les cas la publication n’est pas scientifique : c’est ce qu’elle rapporte qui est scientifique.

Bien sûr, cette publication est codifiée dans sa forme, mais ces codes sont un usage plus qu’une règle : ils ne sont pas toujours contraignants d’un point de vue scientifique. Non seulement ils ont considérablement varié, mais il varieront encore. Il suffit de lire On Growth and Form de D’Arcy Thompson (s’approprier sa prose étonnante, ses références poétiques et philosophiques, ses raisonnements heuristiques) pour saisir à quel point la marge de manœuvre est grande sur ce sujet.

Bien sûr, aussi, on trouve dans ces publications un langage particulier. Mais ici encore, ce langage est un usage plus qu’une règle. Un joli exemple de transgressions nous est fourni par un article très sérieux qui fut publié par la revue Public Library of Science (Plos), dédiée au maladie tropicales négligées (Negl. Trop. Dis.), le 20 décembre 2012. Cet article a été écrit par les chercheurs Stefanie J. Krauth, Jean T. Coulibaly, Stefanie Knopp, Mahamadou Traoré, Eliézer K. N’Goran et Jürg Utzinger. Leur travail s’intitule «Analyse approfondie d’une merde: distribution du schistosoma mansoni et des ankylostomoses dans une selle humaine» (An In-Depth Analysis of a Piece of Shit: Distribution of Schistosoma mansoni and Hookworm Eggs in Human Stool).

Deux remarques pour finir sur les caractéristiques d’une publication faite par un scientifique :

Premièrement, toute publication faite par un scientifique n’est pas validée par des pairs. Certaines conférences ne sont pas soumises à une revue préalable. Il en va de même pour les livres : ils ne sont pas validés ante publication. Ce n’est donc pas une obligation.

Deuxièmement, l’utilisation de concepts et/ou d’équations mathématiques ne caractérise pas une publication faite par un scientifique. Les chercheurs qui travaillent sur la phylogénie (l’étude des relations de parentés dans la nature) ne font pas appel à des outils mathématiques. Il y a de nombreux autres exemples.

 

Contrairement au scientifique, l’artiste a donc toute liberté de choisir son sujet. Il n’a pas besoin de certifier son travail. Il n’a pas besoin d’expliquer ce qu’il en retire. À l’évidence, ces trois contraintes agissent à l’intérieur du travail scientifique. Et elles agissent parfois contre l’innovation. Dans le cadre de ce blog, dans la lignée de la stratégie que nous avons esquissée au premier jour, il est intéressant d’examiner précisément comment ces contraintes affectent la capacité des scientifiques à innover. Commençons par le procès-verbal.

 

1 | Le procès-verbal comme élément distinctif du travail scientifique

De prime abord, le scientifique et l’artiste font un métier très semblable. Ils produisent tous les deux un artefact : une expérience, dans un cas, une œuvre, dans l’autre. Hormis le sujet et la méthode, il n’y a pas de différence fondamentale entre une œuvre d’art et une expérience scientifique. Bien sûr, le sujet comme la méthode admet des conséquences formelles sur l’expérience qui est produite in fine. Elle influe sur le type de matériaux qui est utilisé, sur la manière dont ils sont agencés… Il y a une austérité particulière, comme chargée d’objets, dans un laboratoire de recherche scientifique (dans les sciences expérimentales, spécifiquement). Cette austérité est immédiatement reconnaissable. C’est souvent une question de sécurité, mais c’est surtout une question de reproductibilité des expériences. Inversement, on trouve un dépouillement spécifique à l’exposition artistique (dans une galerie ou un musée). Ce dépouillement participe à la mise en valeur de l’œuvre. Mais c’est tout. Et c’est peu. Si l’on a cru pendant longtemps que l’esthétique permettait de les distinguer, on sait désormais que c’est faux.

Cette absence de différence fondamentale est très bien illustrée par une œuvre d’Olafur Eliasson qui s’intitule Beauty (1993) (Fig. 3). L’artiste a fabriqué un dispositif de production de minuscules gouttelettes d’eau. Le dispositif est placé en hauteur. Il est linéaire, en sorte qu’il produise comme un voile de brume qui tombe. Olafur Eliasson l’a disposé dans une pièce sombre, à l’exception d’un spot au plafond qui éclaire les gouttelettes, si bien que ce voile de brume est irisé. Cette irisation varie suivant les fluctuations de l’air ambiant qui sont générées par les déplacements des spectateurs.

beauty Olafur Eliasson 1993

Fig 3. Olafur Eliasson, beauty (1993)

Pour celui qui est familier avec un laboratoire de recherche scientifique, on croirait voir une expérience en cours. Mais une expérience qui aurait été à la fois dépouillée de ses instruments de mesure et désertée par les scientifiques. Le spectateur se retrouve le témoin d’une expérience offerte aux regards et aux jeux, dans l’interstice du temps qui sépare le moment où les chercheurs sont partis, du moment où l’on va éteindre la dernière lumière. Un interstice qui aurait été élargi à l’infini par l’artiste.

 

En revanche, on trouve une différence dans la manière dont l’artiste et le scientifique rendent compte de leur travail. Alors que l’œuvre est une fin en soi pour l’artiste, l’expérience est un moyen pour le scientifique. Car l’expérience scientifique n’existe que pour faire l’objet d’un procès-verbal. Elle disparaît une fois que les procès-verbaux* ont été publiés.

 

L’existence d’un procès-verbal de l’expérience scientifique est loin d’être anodin. Il admet, je crois, trois conséquences. Premièrement une réduction quantitative de la valeur de cette expérience : on ne voit pas tout ce que l’on devrait voir. Deuxièmement, une censure des scientifiques à l’intérieur de l’espace des possibles. Troisièmement, une réduction qualitative de la valeur de cette expérience : on ne voit que ce que l’on peut y voir.

 

2 | Vous avez le droit de ne pas comprendre !

Olafur Eliasson disait : «L’art existe à la fois dans et hors du domaine du langage. Avant que la forme d’une œuvre d’art n’émerge, un sentiment qui-ne-peut-se-saisir apparaît au cœur du processus de création. Ce sentiment se retrouve dans l’œuvre achevée comme quelque chose qui ne peut pas être pleinement exprimé. Dans le même temps, l’œuvre est ouverte aux visiteurs. Elle est prête à les écouter et à accueillir leurs questions comme leurs expériences. »

Ceux qui ont déjà fait de la science savent que le même sentiment qui-ne-peut-se-saisir apparaît au cœur du processus d’élaboration d’une expérience (ou d’une théorie) scientifique. Ce sentiment mêle tellement de choses différentes qu’il serait vain de vouloir en épuiser la liste. Mais il y a certainement le jeu de crocheter une serrure de la nature, l’excitation d’ouvrir pour la première fois la porte que cette serrure tenait fermée, la curiosité de découvrir ce que cette porte avait soustrait à nos yeux, depuis toujours.

Il y a une anecdote qui raconte ce sentiment mieux que tous les raisonnements. Lorsque le physicien Hans Bethe a écrit pour la première fois le jeu d’équations régissant les réactions nucléaires au cœur des étoiles, le 7 septembre 1938, on raconte qu’il sortit le soir-même avec une femme pour se promener. Alors, au milieu de cette ballade, levant les yeux vers la voute étoilée, il lui dit qu’il était le seul au monde à savoir d’où vient la lumière des étoiles.

Il y a une différence cependant : l’existence du procès-verbal fait que ce sentiment ne se retrouve pas dans le résultat du travail scientifique. Contrairement à l’art, la science n’existe pas hors du domaine du langage. Dès lors, le sentiment qui-ne-peut-se-saisir disparaît. Seul le sentiment qui-peut-se-saisir demeure. Ce sont les mots qui sont utilisés pour la « publication scientifique ». Le lecteur curieux de cette différence pourra feuilleter le procès-verbal de la découverte de Hans Bethe. Il fut publié le 1er mars 1939, dans le volume 55 de la revue Physical Review sous le titre : « Energy Production in Stars » (La production d’énergie dans les étoiles). Il est disponible à la lecture ici.

Tout se passe comme si le scientifique vous disait ce qu’il faut voir dans une expérience, alors que l’artiste ne vous dit rien. Il vous laisse trouver par vous-même. C’est ainsi qu’Olafur Eliasson peut écrire : « l’œuvre est ouverte aux visiteurs. Elle est prête à les écouter et à accueillir leurs questions comme leurs expériences. »

Bien sûr, pour un esprit éduqué en science, c’est très déroutant. Tous ceux qui fréquentent le monde de l’art ont vécu cette situation d’un visiteur face à une œuvre contemporain disant : « je ne comprends pas ce qu’il y a à comprendre !» Cette réflexion procède du réflexe scientifique : l’artiste serait là pour rédiger le procès-verbal de l’œuvre.

En art, ce n’est pas qu’il n’y a rien à comprendre. C’est que personne n’est là pour vous dire ce qu’il y a comprendre. C’est à vous de le trouver. Sans aide. Sans recours. Sans certitude. Et sa conséquence : Vous avez le droit de ne pas comprendre ! Et son corollaire : Vous avez le droit de comprendre autre chose que ce que votre voisin a compris !

En l’absence d’un procès-verbal, l’artiste offre son œuvre à une expérience très particulière. Si une image vaut mille mots, alors une installation vaut un million d’images. Ce sont donc des milliards de mots que le spectateur reçoit d’un seul coup face à une œuvre qu’il découvre. Des mots qui ne sont pas écrits. Des mots qui jaillissent de tous les pores de l’œuvre. Des mots qui déroutent autant qu’ils inspirent.

Du point de vue de l’innovation, le fait que le scientifique escamote l’expérience pose un problème : il nous impose son point de vue. Certes le scientifique est éduqué et le procès-verbal est donc érudit. Mais c’est une caractéristique de l’innovation que de se nicher ailleurs que là où tout le monde regarde. Parmi les milliards de perspectives que l’expérience verse dans les yeux de celui qui la regarde, le scientifique n’en garde que quelques-unes. Qui sait s’il n’y a pas un trésor dans celles qui n’ont pas été retenus ? La réponse est simple : personne ne le sait.

On trouve dans l’histoire des sciences de très nombreuses expériences qui ont été interprétées d’une certaine manière à un moment donné, puis d’une autre manière, plus tard, parce qu’on a retenu autre chose. C’est le cas des réactions chimiques.

Lorsque l’on brûle un matériau, dans certains cas, on obtient autre chose à la fin : des cendres, par exemple. Au XVIIIe siècle, avant Lavoisier, le procès-verbal de l’expérience rapportait grosso-modo la chose suivante : « Sous l’action du feu, le matériau libère une « substance-flamme », que l’on appelle le phlogiston. Le matériau est un alliage de cendres et de phlogiston. Le feu provoque la séparation des deux éléments. »

Le même procès-verbal a été reproduit à l’identique lorsque l’on a brûlé des métaux comme le zinc. Or le zinc ne donne pas des cendres. Il donne ce que l’on appelait de la « chaux de zinc » : un oxyde en langage moderne. De ce cas, il aurait fallu peser le résidu pour s’apercevoir que son poids est supérieur à celui du zinc initial, et il n’a donc pas perdu quelque chose. Au contraire, il a gagné quelque chose. L’expérience étant escamotée, ce détail est passé inaperçu pendant des années, laissant perdurer l’interprétation initiale.

On doit à Lavoisier d’avoir refait l’expérience en pesant la chaux de zinc résiduelle. Dès ce moment, il a compris que la théorie du phlogiston était incompatible avec l’expérience. Après Lavoisier, le procès-verbal de la même expérience s’énonce  différemment : « le feu provoque une réaction chimique au cours de laquelle l’oxygène présent dans l’air forme des liaisons fortes avec les atomes de zinc. »

 

3 | Vous avez le droit d’être un idiot !

Les nombreux cas où le procès-verbal a été modifié au cours du temps ne doit pas faire oublier ce fait : dans la très vaste majorité des cas, le procès-verbal a été rédigé avant même que l’expérience ne soit réalisée, si bien que l’expérience n’est même pas envisagée.  Le scientifique croit savoir ce qui va se passer. Il conclue que ce qui pourrait se passer est sans intérêt scientifique a priori. Il écrit l’histoire d’avance.

C’est une forme de censure d’autant plus vicieuse qu’elle est masquée, car la croyance du scientifique est basée sur des hypothèses raisonnables. Mais le raisonnable n’est pas le vrai. L’histoire de Louis Néel est une très belle illustration de ce conflit.

À la fin des années 1940, le français Louis Néel s’apprête à réaliser une série d’expériences que personne n’aurait dû laisser faire. Louis Néel s’intéresse à la matière aimantée. Le secret de cette matière réside dans les atomes. Ils portent comme un aimant en leur cœur. Cet aimant est minuscule.

Les mathématiciens représentent un aimant par une flèche qu’ils appellent un vecteur. Chacun des atomes de fer porte en lui un minuscule vecteur qui peut s’orienter librement dans toutes les directions de l’espace. Ce vecteur agit tout autour de lui en créant un champ magnétique.

Deux vecteurs s’alignent spontanément, comme deux aimants le feraient. La chaleur a l’effet inverse : elle tend à les désorienter. Que se passe-t-il au final pour celui qui tient le morceau de fer ? Tout dépend de la température.

À haute température, c’est la chaleur qui l’emporte. Le désordre règne dans cette matière : l’assemblée des aimants atomiques est semblable à une meule de foin. Les flèches pointent dans toutes les directions. Il n’y a pas d’alignement qui tienne. Cela veut dire qu’en s’additionnant, les effets de chacun des aimants atomiques s’annulent. Il ne se passe rien pour celui qui tient le morceau de fer dans sa main : il ne constate aucune résultante magnétique globale.

À basse température, en revanche, c’est l’ordre qui l’emporte. Les flèches s’alignent et par contagion, l’ensemble du matériau adopte une orientation magnétique préférentielle. En s’additionnant, les effets magnétiques se cumulent, cette fois-ci. Le morceau de fer est devenu lui-même un aimant.

La frontière entre ces deux cas est marquée. Elle s’appelle la température de Curie. Elle vaut mille quarante-trois degrés Kelvin pour le fer (environ 770°C). C’est pourquoi les aimants sont une réalité courante pour nous qui vivons à des températures inférieures.

Dans les années trente, Louis Néel espère un troisième cas. Il conçoit un état particulier de la matière aimantée où les aimants atomiques sont alignés en quinconce. Il faut se représenter une assemblée de flèches dont les axes sont tous alignés, mais dont les pointes changent de direction : alternativement en haut et en bas, dans tout le volume. Les aimants atomiques contrecarrent leurs effets, comme dans le cas de la haute température, mais régulièrement, cette fois-ci. Cet ordre magnétique singulier suscite la curiosité de Louis Néel. Il cherche à le mettre en évidence.

Au moment où Louis Néel s’apprête à faire ses expériences, cependant, il ignore une chose importante : Lev Landau a considéré ce problème quelques années auparavant. La conclusion de son article est définitive : une telle phase est instable. Si l’on imagine une assemblée d’aimants atomiques en quinconce, la moindre fluctuation ferait se retourner toutes les flèches dans le même sens, calcule-t-il. C’est comme vouloir déposer une bille au sommet d’un bol renversé : il n’y a rien à faire, la bille tombera toujours. On aura beau la chercher, on ne la trouvera pas. Il n’y a aucune chance que l’on n’observe jamais l’ordre magnétique de Néel.

Lev Landau était un monstre sacré de la science. C’était l’un des géants de la physique théorique au XXe siècle. Il fut consacré une seule fois par l’Académie Nobel, en 1962, pour ses travaux sur l’hélium liquide, mais il aurait pu recevoir deux ou trois prix Nobel supplémentaires pour d’autres fulgurances qu’il eut au cours de sa carrière. Ses cours rassemblés sous la forme de dix tomes noirs représentent la quintessence de la physique. Ils sont une référence. Presque un recours.

Landau avait une telle aura dans le monde académique que Staline dérogea à ses principes pour lui. Il accepta qu’on l’envoie se faire soigner aux USA, en pleine guerre froide, afin qu’il ne meure pas prématurément. Je ne connais pas un seul scientifique qui aurait envisagé une expérience dont Lev Landau aurait prédit qu’elle était vaine. Mais voilà, en 1940, Louis Néel n’avait pas lu l’article de Lev Landau. Il ne savait pas qu’il n’avait aucune chance de voir ce qu’il cherchait.

Sauf que Louis Néel a trouvé la phase en quinconce ! Contre toute attente, Lev Landau s’était trompé, non pas dans son calcul, mais dans ses hypothèses. Le théoricien a considérés certains effets négligeables qui ne le sont pas en réalité. Ces effets suffisent stabiliser la phase de Néel. Le sens du bol est inversé. La bille revient toujours au fond.

Le mot « idiot » vient du grec idiotes où il signifie : celui qui n’a pas de double. L’idiot désigne l’homme qui ne pense pas de la même manière que tout le monde. Celui qui ne dit pas comme le groupe. Celui qui n’agit pas comme les autres. Louis Néel a été un idiot.

La supériorité de l’art sur la science en terme d’innovation tient aussi à cela : la capacité d’idiotie de l’artiste : la capacité qu’il a de faire quelque chose dont tout le monde penserait qu’elle n’a aucun intérêt.

 

4 | L’homme est capable de faire ce qu’il est incapable d’imaginer

Non seulement l’œuvre d’art dit bien d’autres choses que ce qu’un procès-verbal pourrait énoncer. Mais elle peut surtout dire quelque chose que nous serions incapable de dire. On peut le comprendre à partir de ce que j’appelle le paradoxe de l’originalité.

Il y a un paradoxe fondamental de l’originalité. On peut le saisir très simplement à partir d’une remarque du psychologue Suisse Jean Piaget. Celui-ci disait : « Si j’avais une idée vraiment originale, je serais incapable de la reconnaître ! » Le corollaire de cette réflexion peut se formuler ainsi : nous ne savons pas énoncer une idée originale.

Car une idée originale est bien plus qu’une idée nouvelle. Elle procède d’une logique qui ne peut se ramener à la combinaison d’idées existantes. En un sens, c’est une idée d’un autre monde. Elle est extérieure à la culture de celui qui la reçoit. Elle disloque littéralement son langage. C’est en quoi elle est d’emblée à la fois incompréhensible et informulable.

Un jour, le physicien Wolfgang Ernst Pauli apprend de la bouche d’un de ses collègues l’existence d’une nouvelle particule élémentaire dont le comportement remet en cause une loi fondamentale de la physique qu’il croyait acquise. Sous l’effet de la surprise, Wolfgang Pauli aurait dit, en parlant de cette particule : « who ordered it? » (Qui l’a commandée ?).

Une idée originale est fondamentalement une effraction. Elle se caractérise toujours par cette forme de surprise désagréable qui naît d’un sentiment d’irruption dans notre intimité de quelqu’un ou quelque chose à l’allure répugnante, au comportement profondément malvenu.

De même qu’aucun physicien n’aurait discuté la loi que le comportement de cette particule a brusquement invalidée, nous ne pouvons pas sortir de notre culture. Il y a une impossibilité invisible à dire ce qui n’est pas pensable. La faute en incombe au langage.

Dans la dissertation inaugurale de sa chaire au Collège de France, Roland Barthes disait : « En chaque signe dort ce monstre, un stéréotype. Je ne puis jamais parler qu’en ramassant, en quelque sorte, ce qui traîne dans la langue ». Il faut pour accéder à une idée originale, autre chose qu’un discours. Il faut pour résoudre le paradoxe que je mentionnais s’extraire du langage.

Dans l’un de ses entretiens à France culture (Histoire de peinture, 2003), Daniel Arasse raconte ceci : « Il n’y a pas de procès-verbal de la peinture. Elle peut figurer autre chose que ce qui se conceptualise à son époque. » À l’appui de sa réflexion, il évoque le point de fuite dans la perspective centrée monofocale.

Il s’agit de ce point imaginaire où se rencontrent toutes les lignes de fuite d’une construction en perspective. A l’évidence, ce point n’existe pas en dehors de l’illusion qui préside à cette construction. Il est un artifice de la perspective, mais cet artifice a un sens. Il représente la matérialisation sur le plan de la toile d’un concept mathématique fondamental qui s’appelle l’infini. Sauf que l’infini n’existe pas encore à l’époque de l’invention de la perspective. Son histoire dans la pensée des hommes ne commence que quatre cent ans plus tard.

Daniel Arasse nous signale ceci : au moment où les peintres de Toscane commencèrent à construire des perspectives centrées monofocales, à partir de 1415, ils proposèrent à voir quelque chose qui n’existait pas encore à cette époque, en Occident. Lorsqu’ils situent le point de fuite sur leur toile, ils font un geste qui n’a pas d’équivalent dans la pensée de leur temps. Leurs yeux fixent une abstraction pour laquelle leurs contemporains n’ont pas de mots.

C’est l’aphorisme de René Char : « L’homme est capable de faire ce qu’il est incapable d’imaginer ».

Il n’y a pas de procès-verbal de la peinture, cela signifie : la peinture échappe au territoire de la langue. Elle propose à réfléchir des pensées bien avant qu’elles ne se coagulent en des mots. Michel Foucault le reconnaissait d’une autre manière : « On a beau dire ce qu’on voit, ce qu’on voit ne loge jamais dans ce qu’on dit ».

Il en va de même pour un artefact et pour un prototype industriel. Tout artifice technique est une pensée non-verbale. Dès lors, il parle une langue étrangère. Il raconte bien plus que ce nous savons déjà. Il réfléchit par-delà notre intelligence. Le designer Tim Brown l’avouait : in a sense, we build to think (En un sens, nous fabriquons pour penser).

Les scientifiques fabriquent aussi pour penser. L’expérience est ce qu’ils fabriquent. Elle est un moyen pour eux de sortir de la langue. Il s’agit de convoquer quelque chose qui ne peut se convoquer. Mais contrairement aux artistes, ils reviennent à la langue avec le procès-verbal qu’ils en tirent. Dès lors, ils retombent dans le paradoxe de l’originalité. Ils s’interdisent d’exploiter complètement la raison même pour laquelle ils font une expérience.

 

5 | Remarques conclusives

Dans l’entretien filmé qu’il a donné à la Galleria Continua, qui est titré « ‘Descension’ solo show », l’artiste Anish Kappoor énonce (0’30) : « Comme artiste, je n’ai rien à dire. Je ne suis pas intéressé par ce que je sais. Le travail d’un artiste n’a pas à voir avec ce qu’on sait. L’artiste est comme un bouffon, comme un idiot… Partir en voyage afin de découvrir quelque chose. Je pense que c’est la qualité de cette découverte qui est la mystérieuse mythologie d’un artiste. C’est, je l’espère, ce que je fais. »

Un peu plus loin (8’15), il ajoute : «  l’art n’a pas à être intéressant. L’art, je crois, doit provoquer des questions philosophiques, même si nous ne savons pas que les questions sont philosophiques. Dans ce processus de réflexion entre l’œuvre et le regardeur, cet aller-retour, quelque chose se produit qui est peut-être poétique, ou peut-être un peu plus compliqué. »

Au fond, c’est peut-être cela qui différencie l’artiste du scientifique : le rôle de l’ignorance. L’artiste pose des questions sans savoir si ces questions sont philosophiques. C’est pourquoi il ne peut pas rédiger de procès-verbal. C’est aussi pourquoi il pose des questions inouïes. Le scientifique, de son côté, pose des questions en sachant qu’elles sont philosophiques. C’est pourquoi il peut rédiger un procès-verbal. Mais c’est aussi pourquoi ses réponses sont rarement passionnantes. Du moins à l’aune de ce compte-rendu. Car alors, elles ont perdu leur part de mystère. Les réponses sont devenues intéressantes. C’est-à-dire philosophiques. C’est-à-dire domestiquées.

Mark Twain avait cette phrase : «  Il ne savaient pas que c’était impossible, et c’est pourquoi ils ont réussi. » Elle dit qu’il y a une ignorance fondamentale au départ du voyage de celui qui innove. Elle  affirme que cette ignorance est la raison même de l’innovation.

En s’imposant de rédiger un procès-verbal, le scientifique s’est privé d’une ignorance fondamentale : celle de ne pas savoir dire ce qu’il fait. Tout l’art, peut-être, est le résultat de cette ignorance. Le poète René Char le disait ainsi : « Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir. »

Miguel Aubouy

 

* Il est rare qu’une expérience ne donne lieu qu’à un seul procès-verbal. La même expérience persiste dans le laboratoire à mesure que des variations sont explorées.