LE SPECTRE DES OBJETS - EXPOSITION

SHANIE TOMASSINI - MARTIN BEAUREGARD - KHADIJA AZIZ - PHILIPPE INTERNOSCIA
05.11 — 16.12 / 2021
composition en bandeau à partir de 4 oeuvres distinctes. En ordre : Smocking a Smock de Khadija Aziz, Rosemary Screen de Shanie Tomassini, Catalogue de Philippe Internoscia et Another Day After Eternity de Martin Beauregard

Vernissage : Vendredi 5 novembre 2021 ‑ 17h

LE SPECTRE DES OBJETS

 

KHADIJA AZIZ –  SHANIE TOMASSINI – PHILIPPE INTERNOSCIA – MARTIN BEAUREGARD

 

C’est dans le sillage du nouveau cycle d’activités de Sporobole (2021-2023), axé sur la question de la porosité entre le réel et le virtuel, que nous présentons l’exposition Le Spectre des Objets, réunissant des œuvres de Shanie Tomassini, Martin Beauregard, Khadija Aziz et Philippe Internoscia.

Les objets qui nous entourent sont rarement univoques. Et ne serait-ce que parce qu’ils nous entourent – et que nous y projetons nos perceptions – nous les investissons de doubles sens, sinon de multiples significations. À l’image du spectre lumineux, ils se décomposent et se diffractent en fantômes d’eux-mêmes sous notre regard et ce qu’il contient de lectures du monde. Ce qui nous habite nous suit nécessairement partout où nous posons les yeux, et notre compréhension de chaque chose, prise isolément, cherche ses accroches sous les surfaces fermes. 

Le Spectre des Objets met de l’avant la manière dont les objets sont réinvestis de sens. La porosité entre le réel et le virtuel – qu’elle soit tangible ou métaphorique – et la façon dont elle affecte la perception de notre environnement immédiat sont au cœur de cette réflexion et des œuvres qui y participent. Les questions de familiarité et d’obsolescence des objets, de même que de fragilité et de malléabilité de la matière y sont aussi soulevées. En écho avec un certain néo-matérialisme, les choses et la perception qu’elles induisent se répondent dans une dynamique de réciprocité.

Le redoublement numérique des objets du monde est à l’image d’un doppelganger fantomatique dont la présence voile et dévoile le réel tout à la fois. L’entrelacement entre le tangible et l’immatériel ne relève plus du spéculatif : il nous accompagne désormais au quotidien. Peu de nos gestes, actions et pensées se trouvent libres d’une relation au numérique. On pourrait dire de ce dernier qu’il est devenu une charge mentale permanente, un spectre perceptif : la matérialité du réel d’une part, son double volatile de l’autre – entre les deux, une constante négociation, un ajustement perpétuel. 

 

L’installation sculpturale Rosemary Screen (2021) de Shanie Tomassini souligne l’impermanence et le potentiel de transformation de la matière, de même que sa résilience à s’incarner et à se moduler selon les conditions qui lui sont imposées. L’usage d’encens comme matériau permet de mettre en œuvre ce passage d’une forme vers une autre, d’une réalité vers son envers : son image redoublée, réinvestie et transfigurée. Moulés, séchés, puis brulés, ces objets constitués de romarin, de rose, de cèdre, de chêne blanc ou de charbon, se situent alors à distance de leur référence source. C’est-à-dire des téléphones cellulaires, dont la variété de modèles vient marquer le passage du temps et l’obsolescence qu’il engendre. Ces modèles n’ont pas été choisis au hasard : ils ont tous appartenu à l’artiste, soulignant la dimension personnelle de toute temporalité et la tangibilité avec laquelle elle traverse nos vies. Micro-portail entre le réel et le virtuel, le téléphone intelligent est devenu cet objet multifonctionnel dont l’importance permet de mesurer à quel point notre réalité se déploie désormais sous forme d’infinis redoublements dans le monde numérique. Réduire la réalité en cendre ne peut effacer son existence parallèle, son spectre, de zéros et de uns. La virtualisation du monde serait-elle devenue le phénix contemporain?

La question du réinvestissement affectif des objets du quotidien est centrale au propos de la vidéo d’animation CGI Another Day After Eternity (2017) de Martin Beauregard. Si les téléphones de Tomassini partent en cendre, la fragilité et la friabilité du monde est ici évoquée à travers des “motifs” numériques qui agissent comme des extensions d’objets de la vie domestique. Concrètement, ces derniers y sont recouverts et augmentés d’éléments formels ou visuels qui réfèrent, en filigrane, aux événements tragiques des attentats de Paris (2015), de Bruxelles (2016) et d’Istanbul (2016). Le travail du son vient ajouter à l’ensemble en lui conférant des accents de réalité et d’étrangeté, via notamment l’usage – filtré et modifié – d’enregistrements liés à ces événements. Le son s’y trouve par ailleurs matérialisé à travers un corpus d’œuvres sculpturales. Sounding Trauma (2017), une série d’objets présentés en parallèle à la vidéo, fait écho aux manipulations numériques de l’image. Résultats visuels et formels d’impulsions d’ondes sonores sur des éléments de modélisation 3D, les incarnations matérielles qui en ressortent sont habitées du trauma infligé par un certain passage au monde. Nos objets ne sont-ils pas toujours redoublés de nos expériences et de nos émotions?    

L’animation en stop-motion de Khadija Aziz, Smocking a Smock (2021) – dont la forme finale est un GIF animé – nous parle également du réinvestissement de l’objet et de ses états possibles à travers l’entrelacement de la matérialité et de l’immatérialité, du réel et du virtuel. L’œuvre montre le processus d’une technique de point de couture textile appelé «smocking», qui permet à un tissu de s’étirer sans élastiques tout en lui conférant un design dimensionnel particulier. L’artiste a d’abord créé un simple motif de smocking sur du coton blanc, lequel a ensuite été numérisé à plat en générant un léger glitch visuel. L’image déformée qui en est ressortie a été agrandie et imprimée numériquement sur du satin de coton, remettant ainsi à plat le tissu dimensionnel de départ. Dans ce GIF, l’artiste utilise le fil et l’aiguille sur le tissu imprimé pour déformer davantage l’imagerie numérique en reproduisant le motif du smocking d’origine. L’œuvre souligne la manière dont l’hybridité entre le réel et le virtuel modifie non seulement l’objet lui-même, mais aussi notre perception de celui-ci. La répétition, le redoublement des techniques et la superposition du numérique au matériel génèrent un effet de fractionnement spectral qui, à la fois, brouille et éclaire la lecture.

Catalogue (2021), la vidéo d’animation CGI de Philippe Internoscia, déplace nos a priori quant à la perception première des objets en relation à leur référent formel. Au premier coup d’œil, on croit reconnaître une forme, une fonction. Puis rapidement on voit qu’on ne voit pas – ou peut-être voit-on des fantômes? Notre réflexe quasi instantané à déposer un voile de signification sur un objet en regard de ce qu’il représente réellement, crée ici un effet de flou, non pas optique, mais métaphysique : quelle est notre connaissance réelle de cet objet? C’est notre nostalgie perceptuelle qui est à l’œuvre. Sorte de présentoir promotionnel d’objets apparemment fonctionnels, mais qui s’avèrent finalement inutilisables, Catalogue nous plonge dans une contemplation de notre mémoire affective collective. L’agencement formel délirant de ces objets en font les spectres d’une réalité à la fois reconnaissable et insaisissable – l’ensemble étant renforcé par la présence d’une écriture inventée : un langage perdu effacé ou futur impensé. Ce qui est mis à l’avant-plan aussi est notre relation consumériste et productiviste à induire du sens et des besoins dans notre relation à nos environnements et ce qui les composent. Et si ce qui fait sens – pour employer un anglicisme accentuant l’idée d’une certaine fabrication – ne pouvait prendre appui qu’en nous échappant continuellement?

L’artiste tient à remercier le Conseil des Arts du Canada pour son soutien financier.

 

Crédits photos (gauche à droite) :
Khadija Aziz, Smocking a Smock, 2021;
Shanie Tomassini, Rosemary Screen, 2021 (crédit :  Jean-Michel Seminaro);
Philippe Internoscia, Catalogue, 2021;
Martin Beauregard, Another Day After Eternity, 2017.

 

 

 

 

 

 

Crédits photos de l’exposition : François Lafrance